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«TiSA signifie la fin du service public» Interview de Stefan Giger, secrétaire général du SSP
Horizons et débats: TTIP et TiSA sont présentés au public comme des accords de libre-échange. Pourquoi devrions-nous conclure de tels accords actuellement?
Stefan Giger: Au cours des dernières années, une série de nouveaux accords commerciaux furent conclus, dont la plupart en dehors de l’OMC. L’OMC et son prédécesseur le GATT sont des instruments du Nord pesant lourdement sur le Sud. Toutefois, il s’est produit un changement important du fait que, grâce au cycle de Doha, les pays du Sud ont commencé à présenter leurs revendications et provoqué ainsi l’échec de ces négociations. Le conflit principal concerne le commerce agricole, le Nord voulant renforcer le protectionnisme en refusant de prendre en compte le libre-échange. Un autre conflit concerne les brevets sur les médicaments prescrits contre les épidémies, tels que le paludisme ou le sida, dans des pays comme l’Inde ou l’Afrique du Sud exigeant de pouvoir utiliser des médicaments vendus aux prix de production et non pas au prix de monopole. Les multinationales n’hésitent pas à laisser mourir des milliers de personnes plutôt que de renoncer à leurs profits. Un troisième point conflictuel est le brevetage d’informations génétiques des plantes médicinales: les multinationales pharmaceutiques veulent pouvoir imposer des brevets à toutes les informations génétiques du monde entier. Cela pourrait signifier, par exemple, qu’une petite entreprise africaine produisant un médicament à partir d’une plante médicinale locale devrait payer des frais de licence à Novartis, si cette multinationale avait breveté le génome de cette plante.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’accord TiSA?
TiSA veut saisir tous les services. Selon la classification de l’ONU concernant les biens commerciaux, les biens sont relevés dans les chapitres 1 à 4, alors que les chapitres 5 à 9 contiennent les services. On y trouve tous les services imaginables: les services financiers, le commerce de détail, les services de conseil, mais aussi l’approvisionnement en eau et en énergie, l’élimination des déchets, les services de santé, la formation, la communication, la poste, la sécurité, l’exécution des peines pénales, les services sociaux, les assurances sociales, autrement dit l’ensemble du service public. L’objectif est de déréguler les services et de soumettre ces derniers au marché mondial.
Il est vrai que l’accord prévoit que chaque pays a le droit de dresser une liste négative énonçant tous les services ne pouvant être dérégulés à l’intérieur du pays. Toutefois, dès que TiSA sera mis en vigueur, il se comportera comme un cartel du pouvoir des 23 Etats membres. Selon le site internet du SECO (Secrétariat d’Etat à l’économie), TiSA devrait finalement rejoindre le système de l’OMC. Pour pouvoir admettre d’autres pays, il faudra toutefois l’unanimité des 23 pays membres de TiSA. Cela signifierait que chacun des 23 pays pourrait présenter des revendications envers tout autre pays adhérent et les imposer: face à l’Inde, la France pourrait exiger la dérégulation de l’approvisionnement en eau, les Etats-Unis la dérégulation du système de santé, la Suisse la dérégulation du secteur bancaire au profit d’UBS et de CS. TiSA représente pour le Nord un levier servant à déréguler le secteur des services du Sud, tout en maintenant le protectionnisme du Nord pour son agriculture.
Que cela signifie-t-il pour la Suisse?
La Suisse pourrait donc placer son service public sur la liste négative, donc le service de santé, les services sociaux, les transports publics etc. Nous savons toutefois depuis peu qu’il y a des annexes à cet accord pouvant être directement appliquées. La Suisse se concentre sur la liste négative – mais cela est vain dans la mesure où une annexe concernant les «services énergétiques» est en négociation. Cette annexe concernera la Suisse et la liste négative ne servira plus à rien dans ce cas. Sur le site du SECO, on peut lire qu’il y aura une annexe précisément concernant les services énergétiques.
Quelles menaces cet accord recèle-t-il?
L’accord américano-européen TTIP ou l’accord nord-américain NAFTA comportent les mêmes éléments que TiSA, notamment la clause de gel («standstill») et la clause de rochet («ratchet»). Ces clauses permettent de placer les intérêts des multinationales au-dessus de l’autorité des Etats. Avec TiSA,
le Nord veut s’assurer la mainmise sur le commerce des services – la production
de marchandises en vrac ayant en grande partie déjà été déplacée dans le Sud. Le secteur des services sera la nouvelle machine à sous.
Vous avez évoqué les listes négatives. Sont-elles fiables ou seront-elles modifiées dès lors qu’on en fera partie?
Il y aura certainement des pressions pour faire modifier les listes négatives. C’est probablement déjà le cas. Pendant les négociations, les parties peuvent présenter leurs listes négatives, mais il est certain qu’on se bat déjà pour les modifier. Nous ne savons pas si la Suisse exige des dérégulations de la part d’autres pays, ni lesquelles. Le SSP a posé la question au SECO: la délégation suisse exige-t-elle des dérégulations de la part d’autres pays? La question est restée sans réponse jusqu’à présent.
Comment cet accord fonctionne-t-il?
En dehors du texte principal, on négocie des annexes. Ces dernières sont à notre avis un moyen de neutraliser le texte principal de l’accord. C’est-à-dire que les exceptions se rapportent au texte principal, alors que les annexes sont applicables universellement, même si le même objet se trouve sur une liste négative.
D’où tient-on ces renseignements?
Par indiscrétion, trois annexes ont été divulguées l’année dernière. En janvier, un quatrième texte d’annexe de la Turquie a été dévoilé concernant la santé publique. Nous l’avons présenté au SECO. C’est ce qui a probablement poussé le SECO à présenter la liste des thèmes des annexes sur Internet. Il y a 17 domaines en négociation, par exemple les services énergétiques. Toutes ces annexes sont directement applicables à la Suisse, même si les mêmes thèmes se trouvent sur la liste négative.
Vous avez évoqué auparavant l’accord NAFTA. En quoi y a-t-il une relation?
Tant l’accord NAFTA que TiSA comportent des clauses de gel et de rochet. A l’aide de l’accord NAFTA, on peut réduire à néant une étude d’impact sur l’environnement, comme vient de le démontrer un jugement du 17 mars 2015. En se basant sur l’accord NAFTA, le groupe américain d’industrie minière Bilcon a attaqué en justice le Canada et a obtenu gain de cause. Le Canada a demandé une étude d’impact sur l’environnement, en s’appuyant sur les lois canadiennes, concernant un projet minier pour lequel Bilcon prévoyait l’extraction de minerais au moyen d’explosifs. Se basant sur l’analyse d’impact sur l’environnement le Canada a refusé le permis d’extraction et doit maintenant payer 300?000?000 de dollars américains en dédommagement, somme correspondant au gain escompté par Bilcon.
Quelles sont les Cours de justice qui décident de tels dédommagements?
Il s’agit de Cours de justice privées, sans aucune instance de recours. Les juges ne sont pas indépendants. Les personnes agissant en tant que juges peuvent apparaître en tant qu’avocats dans un autre procès. On se rend des services. Il semble que cela pourrait devenir les nouvelles normes selon lesquelles le monde sera gouverné à l’avenir.
C’est d’une absurdité totale, on se demande comment un tel système de justice privée fonctionne.
Autour de la Banque mondiale et de sa Cour de justice, il s’est formé une véritable «industrie» d’avocats, dont l’activité principale consiste à lire les journaux et à rechercher les entreprises auxquelles ils pourraient proposer d’engager une action en justice contre un Etat. Elle propose alors des avocats – en cas d’échec le tout est gratuit, en cas de succès, les avocats touchent une belle part des dédommagements. Dans le cas de Bilcon, avec un dédommagement de 300 millions de dollars, les retombées sont appétissantes.
Pouvez-vous nous présenter un exemple concret, pour nous faciliter la compréhension du système?
Dans les années 90, Carlos Menem, président corrompu d’alors, avait accordé à la multinationale française Suez la concession de prendre en charge l’approvisionnement en eau de la ville et des alentours de Buenos-Aires. On conclut donc un accord remettant à Suez les droits d’eau et le réseau d’eau existant. En revanche, Suez s’engagea à renouveler l’infrastructure obsolète et à construire des stations d’épuration des eaux usées. Avant la conclusion de l’accord, on augmenta considérablement le prix de l’eau, puis on le réduisit légèrement une fois le contrat signé, afin de présenter cette privatisation comme un succès. Suez commença à licencier la moitié du personnel, puis à couper l’eau dans les quartiers miséreux où de nombreuses familles ne pouvaient pas payer leurs factures d’eau. Suez reporta le renouvellement du réseau d’eau et la construction des stations d’épuration. Puis, il y eut l’effondrement de l’économie argentine et de sa monnaie. Suez exigea de l’Etat argentin une garantie du cours de change, à défaut elle augmenterait le prix de l’eau de 60% – se fondant sur les lois du marché et les risques d’entreprise. Suez interrompit tous les projets de renouvellement et la construction des stations d’épuration. Le nouveau gouvernement argentin mit un terme à ce litige en renationalisant l’approvisionnement en eau, estimant que Suez n’avait pas respecté les engagements contractuels et qu’il n’avait jamais été décidé d’une garantie du cours de change. Suez déposa également plainte auprès de la Cour privée de la Banque mondiale et obtint gain de cause en avril 2015. L’Argentine doit payer plus 400?000?000 de dollars à Suez – pour compenser les pertes de profit futures. C’est la façon des organisations de lobbying économiques et des multinationales de se placer au-dessus des décisions prises par le monde politique. C’est une réelle privation de pouvoir de la politique par l’économie, soutenue par une juridiction parfaitement arbitraire.
C’est ce qui est prévu également dans notre pays. C’est invraisemblable.
Imaginons que sur la base d’une nouvelle loi sur les constructions, la ville de Berne demande une étude d’impact sur l’environnement pour un nouveau centre commercial aux abords de la ville, suite auquel elle refuse le permis de construire. Une multinationale ayant investi dans ce projet peut alors porter plainte contre la ville de Berne sur la base de l’accord TiSA et exiger des dédommagements. Une plainte allant dans les milliards de francs enlèvera aux gouvernements de la ville et du canton toute envie d’appliquer le droit fixé démocratiquement. Cela conduira aussi à la situation que la Suisse dans ses processus législatifs ne pourra plus développer ses normes environnementales, sociales et autres de crainte d’être confrontée à des plaintes. Nous serons prisonniers des clauses de gel et de rochet de l’accord TiSA, sinon nous nous verrons confrontés à des plaintes allant dans les milliards de francs.
Cela signifierait une forte limitation de notre démocratie directe.
Absolument. Le SECO a publié sur son site un document montrant des exemples du rôle que jouent les clauses de gel et de rochet dans le domaine du «traitement national». Sur cette liste se trouvent quantité de points signifiant une discrimination. L’un de ces points stipule que la limitation suisse dans l’acquisition de biens fonciers pour les personnes et les firmes étrangères est discriminatoire. Cela signifie que la Lex Koller est une discrimination. Si l’on y applique la clause de rochet, alors tout ce qui a été négocié récemment au Parlement ne seraient plus possible à l’avenir. On vient d’y débattre comment combler les lacunes de la Lex Koller permettant actuellement encore à des milliardaires d’acquérir des résidences secondaires en Suisse. La clause de gel interdit tout renforcement de la Lex Koller. Les prix des appartements continueront donc à grimper et suite à l’accord TiSA, il ne sera plus possible de prendre dans ce domaine des décisions allant contre ces mesures.
Ce sont des exemples dévastateurs qui empiètent directement dans notre système étatique …
… le problème principal de TiSA est que ce qu’on appelle Service public en Suisse et «Daseinsvorsorge» [services d’intérêt général] en Autriche et en Allemagne n’existe plus. Tout n’est plus que commerce. De notre point de vue en tant que syndicat, la formation n’est pas une marchandise mais un droit fondamental, et c’est pourquoi il faut un monopole étatique. Ce n’est qu’avec une école publique qu’on peut garantir l’accès sans discrimination de tous les enfants à l’enseignement. Cette conception est profondément enracinée en Suisse. Dans le canton de Saint-Gall, on a récemment rejeté une dérégulation de l’école publique par 70% des voix. Le système états-unien cependant postule: quiconque a de l’argent peut s’acheter un bon enseignement, quiconque n’en a pas se contente des mauvaises écoles publiques. C’est une contradiction totale avec notre conception de l’école. Du point de vue des Etats-Unis, l’idée d’un service public n’existe pas et avec TiSA, on veut supprimer le service public.
Qu’en est-il de notre AVS? Est-elle en fin de compte un problème pour le «libre-échange»?
Naturellement. Les assurances sociales doivent elles aussi être déréglementées. Je peux vous donner un exemple: en 2007, le groupe hollandais Achmea poursuivit en justice le gouvernement slovaque. La Slovaquie préparait une loi excluant la distribution de bénéfices provenant de l’assurance maladie de base – d’ailleurs, il y a exactement une telle réglementation dans la Loi fédérale sur l’assurance-maladie (LAMal). A l’époque, le groupe Achmea s’imposa et la Slovaquie dut payer 22 millions d’euros de dommages-intérêts. Mais le gouvernement slovaque ne s’est pas laissé impressionner et s’est défendu.
Qu’a-t-il fait?
Il envisagea l’introduction d’une assurance-maladie publique. Là aussi, Achmea porta plainte – mais cette fois elle n’eut pas gain de cause –, ce procès ne passa pas devant la Cour de la Banque mondiale. Si cette affaire avait été portée devant la Cour privée de la Banque mondiale, le jugement aurait probablement été différent.
Que pouvons-nous faire contre ce développement en tant que citoyens? On négocie à huis-clos, ce qui n’est déjà pas digne de notre démocratie. Que peut faire la population, l’individu contre ce développement néfaste?
Si l’on arrive à lancer un large débat sociétal, cela fera pression sur la politique. C’est l’unique possibilité d’empêcher de tels accords. L’ancien Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) dut être abandonné en 1998 grâce aux protestations massives de la société civile dans divers pays. A présent, il y a un grand mouvement contre l’accord TTIP en Allemagne, en Autriche et également dans les pays nordiques.
Y a-t-il un lien entre la Suisse et l’accord TTIP?
Au sein du PLR (Parti des Libéraux-Radicaux), il y a certains représentants qui pensent qu’il faudrait même participer au TTIP et aspirer à y adhérer, également le conseiller fédéral Schneider-Ammann s’est déjà exprimé dans ce sens. Personnellement, je ne crois pas que les Etats-Unis et l’UE seraient prêts à tolérer un «passager clandestin» à côté d’eux – car dans d’autres domaines la Suisse n’est pas non plus prête à se soumettre. Je crois que ce n’est qu’un vœu pieu. Ce qui est bizarre c’est que ce sont les Radicaux qui ont développé le noyau de notre service public. En 1848, le PS n’existait pas encore. Ce sont les Radicaux qui construisirent l’Etat fédéral.
Peut-on obliger la Suisse d’ouvrir son marché à l’aide du principe du «Cassis de Dijon» même si elle ne participe pas au TTIP?
Le TTIP contiendra le principe du «Cassis de Dijon», mais les systèmes juridiques américains et européens sont très différents. On le voit dans la possibilité d’interdire des produits toxiques. Dans l’Union européenne, il faut prouver qu’une certaine substance n’est pas malsaine si l’on veut l’utiliser. Aux Etats-Unis, c’est à l’Etat de prouver qu’un produit est toxique, s’il veut l’interdire. C’est un sérieux problème pour la protection du consommateur. Si les Etats-Unis et l’UE admettent mutuellement tous les produits admis dans leurs pays respectifs, on pourra utiliser des produits toxiques dans l’espace de l’UE sans qu’on puisse s’y opposer. Suite aux accords bilatéraux, cela sera valable et aura des effets également dans notre pays, notamment dans le domaine des produits industriels.
Qu’en est-il de l’agriculture?
Pour les denrées alimentaires c’est facultatif. D’ailleurs, le Parlement vient de révoquer le principe du «Cassis de Dijon». Mais concernant les produits industriels, le TTIP aurait un effet à travers les accords bilatéraux. C’est une raison de plus de s’y opposer du point de vue de la Suisse.
Comment est-ce avec TiSA?
Dans ce cas, la Suisse assiste directement aux négociations, mais je suis persuadé que TiSA pourra être combattu avec succès lors d’une votation populaire. Si nous développons l’opposition et lançons un vaste débat sur les effets de cet accord touchant également la liberté des communes, on pourra gagner par voie référendaire.
N’est-ce pas d’abord l’affaire du Parlement?
Il est important que le Parlement respecte ce qui est dit dans la Constitution. Dans le cas d’un accord avec des conséquences aussi considérables que TiSA, le référendum facultatif doit être possible. Alors, nous ferons un référendum et je crois que c’est possible de le gagner. Le SECO en est bien conscient. Ils montrent qu’ils sont prêts à discuter ou à publier des informations que d’autres pays ne publient pas. Par exemple des documents de négociation, la liste des discriminations ou la liste des annexes. Aucun autre pays n’avait publié ces documents auparavant.
Comment interprétez-vous ce fait?
Cela montre qu’ils se demandent sérieusement si nous arriverons à lancer le débat. En Suisse romande, le débat est déjà bien avancé. La semaine prochaine, la ville de Genève organise une discussion publique sur TiSA avec diverses personnalités, le SSP y sera aussi présent. Probablement, Genève décidera d’une résolution et déclarera la ville zone libre de TiSA. Ce sont des signes sans effets juridiques mais qui montrent qu’il y a du mouvement, qu’il y a de la résistance et qu’il s’agit de créer des majorités. Il faut prendre au sérieux ce sujet, il faut en parler, comme dans votre journal. L’hebdomadaire Beobachter vient également de publier un article, et la Radio suisse alémanique SRF en a parlé dans son émission «Echo der Zeit».
Est-ce nouveau?
Jusqu’à présent, c’était difficile de lancer le débat. Les partis ne s’y sont pas vraiment intéressés. Les journaux étaient très réservés. Ces derniers temps, l’intérêt augmente.
Monsieur Giger, merci beaucoup de cet entretien détaillé. •
(Interview réalisée par Thomas Kaiser)